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Décontamination digestive sélective (DDS) chez les malades de réanimation

1ère Conférence de Consensus en Réanimation et Médecine d'Urgence
"Société de Réanimation de Langue Française", "European Society of Intensive Care Medicine"

12 - 13 décembre 1991 - Faculté de Médecine Xavier BICHAT PARIS (France)

Cette conférence a reçu le label de l'Agence Nationale pour le Développement de l'Evaluation Médicale (ANDEM). Ce label concerne la qualité de la méthodologie utilisée et ne préjuge en rien du contenu des conclusions et des recommandations du jury qui en assure seul la responsabilité.

L'infection, en particulier l'infection nosocomiale, est un problème fondamental dans les services de réanimation. La décontamination digestive sélective (DDS) a été utilisée pour la première fois dans les unités de soins intensifs en 1984 dans l'espoir de réduire l'incidence des infections nosocomiales par l'administration d'antibiotiques locaux oropharyngés et gastriques dirigés contre les microorganismes potentiellement pathogènes (MPP). Les nombreux travaux réalisés jusqu'ici, généralement non comparatifs ou utilisant des groupes contrôles historiques, n'ont pas permis aux cliniciens d'adopter un comportement univoque concernant cette technique. Des attitudes thérapeutiques très disparates sont adoptées dans les différents pays européens. Ceci a conduit la "Société de Réanimation de Langue Française" et la "European Society of Intensive Care Medicine" à organiser la première Conférence de Consensus Européenne sur ce thème. Cette conférence s'est déroulée à Paris, les 12 et 13 décembre 1991 *

Les 5 questions suivantes ont été posées au jury de cette conférence.

1) Quelle est la justification d'une décontamination par des antibiotiques locaux chez les malades de réanimation ? Quelle est la définition de ce qui est habituellement appelé "Décontamination Digestive Sélective" (DDS) ?

Le but de l'utilisation d'une décontamination digestive en réanimation est de prévenir la colonisation de l'oropharynx et du tube digestif par des microorganismes potentiellement pathogènes (MPP). Cette colonisation peut en effet être à l'origine d'infections, en particulier de l'appareil respiratoire. Ces infections peuvent entraîner un syndrome septique. La DDS est une chimioprophylaxie locale, basée sur l'administration d'antibiotiques, préférentiellement non absorbables, au niveau de l'oropharynx et du tube digestif, dirigés contre les MPP. Dans sa conception originelle, la préservation de la flore muqueuse anaérobie indigène était un objectif fondamental et l'apport d'antibiotiques était purement local. Dans un deuxième temps, du CEFOTAXIME I.V. a été associé à ce traitement local dans les premiers jours de DDS dans le but de prévenir ou de traiter les infections présentes, ou en phase d'incubation, à l'admission. A ce jour, de nombreuses variantes de DDS sont employées, utilisant de multiples combinaisons d'antibiotiques topiques, des sites d'application différents, associées ou non à des antibiotiques administrés par voie parentérale à titre prophylactique.

2) Les différents régimes de DDS employés réduisent-ils la colonisation, les infections nosocomiales, ou les deux chez les malades de réanimation ?

L'objectif de la DDS est de réduire la fréquence des infections. De solides arguments suggèrent que les microorganismes qui colonisent l'oropharynx et le tube digestif sont à l'origine de la plupart de ces infections. La DDS a pour but d'interrompre cette chaîne d'événements. L'incidence des infections, surtout respiratoires, est très élevée chez les malades traités par ventilation mécanique. Le diagnostic de ces infections fondé sur des critères cliniques et bactériologiques, est souvent difficile, en particulier celui de pneumonie. Deux méta-analyses récentes ont montré une diminution significative des infections respiratoires (IR) acquises chez les malades soumis à une DDS. Cependant, la très grande dispersion de l'incidence des IR dans les groupes contrôles des études analysées doit faire interpréter ces résultats avec prudence. Alors que les études initiales avaient montré, ce que confirment les deux méta-analyses récentes, une réduction des IR, deux des trois études les plus récentes, à grands effectifs, randomisées contre placebo et en double aveugle, n'ont montré qu'un bénéfice minime ou nul. L'effet bénéfique de la DDS sur d'autres types d'infection est à mettre en doute, bien qu'un tel effet soit suggéré par une méta-analyse prenant en compte l'ensemble des études randomisées et non randomisées.

- La DDS modifie la flore bactérienne de l'oropharynx et de l'estomac en réduisant de façon notable leur colonisation par les bacilles à gram négatif (BGN) et les Candida. Cette flore est remplacée surtout par des cocci à gram positif, en particulier des staphylocoques dorés, staphylocoques coagulase négatifs et entérocoques. La possibilité d'augmentation du risque d'IR à staphylocoque doré chez les malades traités est préoccupante, surtout dans les unités où ce germe est endémique.

- Un certain nombre de question reste sans réponse. On ne peut pas dire à l'heure actuelle si la DDS, telle qu'elle est employée, doit être considérée comme une chimioprophylaxie ou comme un traitement curatif. L'impact de la DDS sur la flore muqueuse anaérobie, son effet sur l'incidence des IR basses précoces (< 3 j) et sur les critères diagnostiques bactériologiques quantitatifs des IR basses, ne sont pas connus.

- Ceci amène à faire les recommandations suivantes pour les études à venir :

Nécessité d'un monitorage bactériologique quantitatif et séquentiel du bas appareil respiratoire, de l'oropharynx et de l'estomac,
Validation d'un système de classification diagnostique des IR, clinique, multiparamétrique,
Monitorage du taux des antibiotiques utilisés, dans le sang et dans les organes cibles,
Enfin, nécessité d'évaluer l'efficacité de la DDS dans une population à large effectif et homogène, de malades atteints d'une affection aiguè de gravité modérée à sévère et préalablement en bonne santé.

3) La DDS réduit-elle la durée de séjour, la mortalité et le coût chez les malades de réanimation ? Quel est le rapport coût-efficacité ?

MORTALITE

Le critère de jugement principal utilisé dans les études publiées à ce jour sur la DDS n'est pas la mortalité. Cependant de nombreuses affirmations concernant l'effet sur la mortalité ont été faites sur la base d'études préliminaires, qui, pour cette raison, demandent à être interprétées avec prudence. La fiabilité médiocre de la plupart des informations disponibles sur ce sujet doit être soulignée, ce d'autant que le taux brut de mortalité donné dans ces études est insuffisamment détaillée tant en ce qui concerne la date du décès (en réanimation, à l'hôpital, après sortie de l'hôpital) que sa cause. Une estimation plus précise, faite à partir d'une méta-analyse des essais randomisés, montre que la DDS ne diminue pas de façon significative la mortalité. Cependant la constatation, dans presque toutes les études, de résultats non significatifs mais allant dans le même sens, suggère la possibilité d'un très discret effet bénéfique. Il est donc recommandé que la mortalité soit un des critères de jugement spécifiques d'études contrôlées à venir. Ceci amène à porter une attention particulière à la rigueur méthodologique souhaitable tant en ce qui concerne la taille des effectifs nécessaires, que le besoin de suivi à long terme.

COUT - EFFICACITE

Les coûts doivent être rapportés à des bénéfices documentés. En l'absence de bénéfices thérapeutiques, une stratégie thérapeutique ne représente qu'une dépense inutile ; s'il existe un bénéfice thérapeutique une étude coût-efficacité est utile pour déterminer si les dépenses nécessaires sont compatibles avec le bénéfice escompté. Les informations actuellement disponibles sur la DDS ne permettent pas d'effectuer une analyse coût-efficacité correcte, en l'absence de preuve formelle d'un bénéfice thérapeutique qu'il s'agisse de la mortalité, de la durée de séjour ou de la durée de ventilation mécanique. De plus la méthodologie utilisée dans les études pour le calcul des coûts est inappropriée soit parce que trop restrictive, soit au contraire parce qu'englobant des dépenses qui ne doivent pas être prises en compte. Il est donc nécessaire dans les études à venir que les coûts soient affiliés à des actions bien définies. La consommation de ressources liée aux décisions médicales doit être détaillée et individualisée pour chaque malade.

L'éventuelle différence de durée de séjour entre groupe traité et contrôle serait un élément essentiel de comparaison des coûts ; sa mise en évidence nécessite une méthodologie appropriée.

4) Quels sont les effets à court et à long terme de la DDS sur la résistance microbienne aux antibiotiques dans les services de réanimation et dans le reste de l'Hôpital ?

Des informations complémentaires sur le mécanisme de la résistance aux drogues utilisées dans les souches isolées sont nécessaires. Il est recommandé de déterminer la concentration minimale inhibitrice (CMI) des isolats retrouvés dans les sites concernés par la DDS, y compris celle des germes isolés lors d'une surveillance systématique, dans la mesure où la concentration locale des antibiotiques utilisés est très supérieure à celle que pourrait réaliser une antibiothérapie systémique. La contamination des prélèvements par les antibiotiques utilisés justifie la mise au point de méthodes microbiologiques standardisées. La technique de mesure de sensibilité doit tenir compte de l'importance de l'inoculum bactérien au niveau muqueux, fréquemment > 109/ml. La surveillance de sensibilité doit enfin concerner non seulement les bactéries des organes cibles (oropharynx, trachée, estomac) mais aussi des sites non directement atteints par la DDS (nez, aisselles, périnée) ainsi que les malades non traités, le personnel, voire l'environnement.

Sous l'effet de la DDS, des souches de BGN aérobies résistantes à la Polymyxine E, à la Tobramycine ou à ces deux agents ont été isolées. Il est donc nécessaire de chercher, au sein des populations bactériennes visées par la DDS et réputées sensibles, une sous-population minoritaire éventuellement moins sensible. De plus, l'utilisation de Céfotaxime faire craindre l'émergence de résistance aux céphalosporines à large spectre. La DDS ne permet pas un contrôle fiable du développement de staphylocoques, y compris de souches résistantes à la méticilline, ni des entérocoques. Des RI liées à ces microorganismes ont été décrites chez des malades traités par DDS. Il est recommandé de recenser systématiquement l'apparition de telles complications.

On ne dispose que de très peu de données sur les effets à long terme de la DDS sur l'écologie microbienne et l'évolution des résistances dans les services de Réanimation ou le reste de l'hôpital. Pour autant, on ne peut pas dire que le risque d'émergence de résistance à long terme ne soit pas un problème.

5) Quelles sont les indications de la DDS et quelles recommandations peut-on formuler pour son utilisation en 1992 ?

Dan l'état actuel des connaissances, la DDS ne trouve pas d'indication formelle :

Aucune preuve ne permet de recommander l'utilisation d'une DDS pour l'ensemble des malades de réanimation, ni même pour le sous-groupe des malades traités par ventilation mécanique.
Il n'y a pas d'argument convaincant qui laisse penser que la DDS ait un effet bénéfique sur la mortalité, la durée de séjour ou les coûts.
Le seul bénéfice potentiel paraît être une réduction de la fréquence des infections respiratoires. Cependant, tant que ceci n'est pas prouvé de façon correcte dans une population bien définie et homogène de malades soumis à une ventilation mécanique, l'utilisation de la DDS ne peut être recommandée.

Plusieurs questions restent en suspens quant au choix des composants de la DDS ou quant à ses modalités d'administration. Les recommandations suivantes devraient être appliquées dans les études à venir :

Le choix des antibiotiques utilisés devrait être basé sur des données épidémiologiques concernant les micro-organismes pathogènes prévalants. L'émergence de résistance devrait être surveillée de façon précise et systématique.
L'administration d'antibiotiques par voie systémique au cours d'une DDS, de même que l'intérêt de l'application d'antibiotiques topiques sur des sites restreints, méritent une évaluation plus rigoureuse.
En l'absence de données précises sur des critères utilisés et de détails sur les protocoles employés, il n'est pas possible de préciser la date à laquelle une DDS doit être entreprise ni celle à laquelle elle doit être interrompue. Des arguments de bon sens laissent penser, par exemple, chez le malade intubé, que la DDS doit être débutée dès qu'on peut prédire une intubation prolongée et qu'elle devrait être poursuivie au moins tant que le malade est intubé.

L'administration d'antibiotiques topiques dans le but de contrôler des épidémies à germes multirésistants, tels que les Klebsielles sécrétrices de bétalactamines à large spectre, lorsque l'application stricte des méthodes d'hygiène s'avère insuffisante, paraît intéressante, mais n'a pas été suffisamment évaluée. Elle ne peut donc être recommandée pour l'instant.

RECOMMANDATIONS POUR LES ETUDES ULTERIEURES :

Des études contrôlées prospectives multicentriques, ayant la taille requise pour avoir la puissance statistique nécessaire, sont impératives. Ces études devraient d'une part concerner une population homogène, bien définie, à risque de développement d'infections respiratoires, d'autre part être stratifiées selon la gravité des malades à l'aide d'indices de gravité. Une population idéale d'études concernerait des malades atteints d'affections aiguës, modérées à sévères, préalablement en bonne santé, et dont le pronostic serait bon si l'on pouvait prévenir les infections respiratoires. Dans ce cadre, l'intérêt semble se porter vers des sous groupes spécifiques, par exemple : traumatisés, brûlés, transplantés hépatiques.
Une attention particulière doit être portée au critère de jugement qu'est l'impact sur la mortalité. Une évaluation adéquate de cet impact nécessite d'abord une estimation a priori de la taille nécessaire des effectifs vu le bénéfice attendu, mais aussi la possibilité d'obtenir un suivi à long terme.
La réduction de la fréquence des infections respiratoires n'est pas un objectif en soi : l'impact clinique et/ou les conséquences en terme de santé publique doivent être considérés spécifiquement. Pour ceci d'autres critères de jugement doivent être trouvés et si nécessaire pris en compte simultanément (par exemple impact sur la morbidité, la durée de séjour, la qualité de vie, les coûts). La complexité méthodologique de telles études justifie que dans leur comité d'organisation figurent côte à côte des spécialistes en épidémiologie, micro-biologie, maladies infectieuses, pneumologie, réanimation et économie de la santé.

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